Parution : en 1970 aux éditions Gallimard, en mai 1975 dans l’édition de poche Folio.
La présente édition de poche date de mai 2014.
Le style, le genre : roman magnifique, sombre et complexe empreint de symboles et de mythes germaniques.
Les lieux : Beauvais, Paris ; Moorhof, la Prusse orientale puis la forteresse de Kaltenborn (Allemagne)
L’auteur : Michel Tournier est né à Paris en 1924 et mort à Choisel (Yvelines) le 18 janvier 2016. Il fait ses études à Saint-Germain en Laye et au lycée Pasteur de Neuilly. Germaniste, il suit les cours de philosophie de la Sorbonne et de l’université de Tübingen. Il se définit comme un « contrebandier de la philosophie », cherchant à faire passer Platon, Aristote, Spinoza et Kant dans des histoires et des contes. Il juge la valeur de ses œuvres en fonction inverse de l’âge de ses lecteurs les plus jeunes. Il passe ainsi pour un auteur pour enfants, ce dont il se défend. « Je n’écris pas pour les enfants, j’écris avec un idéal de brièveté, de limpidité et de proximité du concret. Lorsque je réussis à approcher cet idéal – ce qui est hélas rare – ce que j’écris est si bon que les enfants aussi peuvent me lire.»
C’est ainsi qu’il considère ses contes Pierrot ou les secrets de la nuit et Amandine ou les deux jardins comme ses meilleures oeuvres parce qu’elles sont d’inspiration métaphysique et passionnent des enfants de six ans. Vendredi ou la vie sauvage a dépassé en France les 3 millions d’exemplaires.
- Grand Prix du roman de l’Académie Française en 1967 pour son roman Vendredi ou les limbes du Pacifique.
- Prix Goncourt en 1970 à l’unanimité pour son roman Le roi des Aulnes (filmé en 1996 par Volker Schlöndorff)
- Récipiendaire de la Médaille Goethe en 1993 –
L’histoire : Abel Tiffauges, alors qu’il est garagiste à Paris écrit, de sa main sinistre (gauche) le journal de sa vie avant 1939. Il est né le 5 février 1908 à Gournay-en-Bray, il est fils unique et peut-être orphelin de mère ; d’elle, aucune mention. A 10 ans on l’envoie au pensionnat du collège de Saint Christophe à Beauvais, il y reste jusqu’à l’âge de seize ans, découvrant la rigueur et l’humiliante règle de vie de nombre de pensionnats.
Il fait une rencontre déterminante : Nestor, garçon démesuré et intouchable, fils du gardien. « Être monstrueux, génial, féérique, était-ce un adulte nain, bloqué dans son développement à la taille d’un enfant, était-ce au contraire un bébé géant, comme sa silhouette le suggérait ? Je ne saurais le dire. (…) Au milieu de ces incertitudes, un mot s’impose que je ne retiendrai pas davantage dans ma plume : intemporel. J’ai parlé d’éternité à mon propre sujet. Rien d’étonnant dès lors que Nestor – dont je procède indiscutablement – échappât comme moi-même à la mesure du temps… ».
Nestor le subjugue et le prend sous son aile, quand il meurt dans un accident dans la chaufferie du collège Tiffauges perd un protecteur, un porte-enfant, un Dieu.
Un sermon du père supérieur, issu des essais de Montaigne, le marque à jamais. Il s’agit d’une anecdote concernant le conquistador portugais du 16e siècle Alphonse d’Albuquerque : « Albuquerque, récita le prédicateur avec onction, en un extrême péril de fortune de mer prit sur ses épaules un jeune garçon, pour cette seule fin qu’en la société de leur fortune son innocence lui servit de garant et de recommandation envers la faveur divine pour le mettre à sauveté. Après cet exorde, le bon père enchaîna sans difficulté sur notre saint patron, son aventure merveilleuse de porteur de Christ. »
Tiffauges réalise que le rôle de l’Homme est d’être un porte-enfant. La phorie est introduite : elle court tout au long du roman, elle commence avec Nestor puis avec les pigeons voyageurs qu’il porte et qu’il lance vers le monde, avec les chevaux dans les chasses à courre d’Hermann Göring, pour finir par se mettre sous la protection d’un enfant mais en même temps le porter pour le sauver !
Son obsession pour les enfants va lui valoir la prison mais la mobilisation de septembre 1939 le sauve. Prisonnier de guerre en Allemagne, il découvre l’âme allemande, chaos ténébreux « une terre promise, le pays des essences pures ». « D’ailleurs, un homme marqué par le destin est voué fatalement à finir en Allemagne, comme le papillon qui tournoie dans la nuit finit toujours par trouver la source de lumière qui l’enivre et le tue. »
Investi dans un rôle de recruteur (pas très éloigné de la mission sainte des chevaliers Porte-Glaive) dans la Napola de la forteresse de Kaltenborn (Napola : de National POlitische LehrAnstalt, internats pour jeunes de 11 à 18 ans créés en 1933 par les Nazis et destinés à former l’élite du Reich), Abel s’investit pleinement parcourant sur son grand cheval noir « Barbe Bleue » les campagnes et recrutant tout enfant de race pure qui lui paraitra digne d’être enrôlé. (Voir à ce sujet : « Napola, les écoles d’élite du IIIe Reich, de H. Bouvier et C. Géraud chez L’Harmattan ».)
Mon avis : Je ne connaissais ce roman que par son titre et son auteur et c’est la mort de ce dernier qui m’a poussée à le découvrir. Mon ressenti sur ce livre a largement évolué au fil de ma lecture. D’abord un sentiment de malaise face à la fascination du héros pour les enfants, surtout celle pour les garçons de 12 ans « point d’équilibre et d’épanouissement insurpassable », allant jusqu’à leur observation fébrile à la sortie des écoles. Puis dégoût devant les scènes maintes fois explicitées de béatitude fécale, tout droit sorties de l’unité animale de l’homme et de l’enfant autorisant toutes les symboliques.
Jusque-là ma lecture est gênée et parasitée par ce trouble, puis vient le temps de l’acceptation du personnage de Tiffauges et là j’ai découvert le sens qu’a voulu donner l’auteur à l’innocence, à la perversion, à l’inversion des valeurs et au déchiffrement des signes. Michel Tournier m’entraîne dans le tourbillon de cet être improbable.
« Il n’oubliait jamais en effet que c’était pour subvenir aux besoins des enfants qu’il travaillait, et il ressentait ce rôle de pourvoyeur d’aliments, de pater nutritor, comme une très savoureuse inversion de sa vocation ogresse. Lorsqu’il déchargeait sa voiture dans les magasins plein d’odeurs, aux fenêtres étroites et grillagées de l’intendance, il se plaisait à songer que les quartiers de lard, les sacs de farine et les mottes de beurre qu’il serrait dans ses bras ou balançait sur son épaule seraient bientôt métamorphosés par une alchimie secrète en chansons, mouvements, chair et excréments d’enfants. Son travail prenait ainsi le sens d’une phorie d’un genre nouveau, dérivée et indirecte, certes, mais nullement méprisable en attendant mieux. »
C’est un personnage qui marque le lecteur, qui laisse une trace. La perception de Tiffauges de la vie sur cette terre n’est rien moins que la vision de l’enfant chef d’œuvre de la Création, au dessus de sa tête se rassemblent tous les signes et les symboles de l’univers.
Pour résumer : un personnage que vous n’oublierez jamais après avoir lu ce livre. La plus belle discussion littéraire que j’ai eue au sujet de ce livre a été celle tenue avec une technicienne de labo médical qui me faisait une prise de sang (véridique, la prise de sang a duré un peu plus de temps que prévu 🙂 ) et qui est une fan absolue de ce livre et « des Météores ». Allez faites comme elle, laissez-vous surprendre, perdez vous dans les forêts sombres et profondes, l’écriture est belle et riche, lancez – vous !
Un commentaire Ajoutez le vôtre