Parution : elle est mouvementée à l’image de l’époque. Ce roman a paru d’abord en anglais en 1944 à New-York, puis en 1946 pour la première fois en allemand (d’Autriche) dans les éditions Schoenhof de Cambridge sous le titre Der Engel mit der Posaune – Roman eines Hauses. Et enfin en 1963 dans les éditions Paul Zsolnay de Wien (Autriche). Il faut attendre 2016 pour que le roman soit enfin traduit en français pour les éditions Liana Levi. En 2017 en version poche Liana Levi piccolo.
Traduction par Élisabeth Landes.
Broché : 672 pages – 24 € Poche : 720 pages 13.50 €
Le style, le genre : roman historique somptueux dans la Vienne impériale, en grande partie basé sur l’histoire personnelle de l’auteur. Tous les lecteurs sont d’accord pour trouver stupide et incorrect le rapprochement avec Downton Abbey, présent sur le bandeau de couverture… approximatif ! Marketing quand tu nous tiens…
L’auteur : Ernst Lothar, de son vrai nom Ernst Lothar Müller, est né le 25 octobre 1890 à Brünn, en margraviat de Moravie en Autriche-Hongrie (aujourd’hui Brno en République tchèque), il est décédé en octobre 1974 à Vienne. Après des études de droit il devient juriste jusqu’en 1925, avant de se consacrer à l’écriture. Ce Viennois proche d’Arthur Schnitzler, Stefan Zweig et Max Reinhardt, quitte l’Autriche en 1938, en raison de ses origines juives. Réfugié à New York, il fonde l’Austrian Theater. C’est là qu’est publié en 1944 Mélodie de Vienne. De retour après la guerre comme conseiller du gouvernement américain en charge de la dénazification culturelle, Ernst Lothar reprend ses collaborations théâtrales, dirige le Burgtheater et termine l’écriture de Revenir à Vienne, que j’ai lu dans la foulée, très inspiré de sa propre expérience.
Seuls ces deux romans sont traduits en français.
Les lieux : Vienne (Autriche).
L’histoire : Dans un immeuble cossu de Vienne, en 1888, la famille Alt occupe tous les étages. Leur titre de noblesse ? Le piano sur lequel a joué Mozart, construit par Christoph Alt, le fondateur. Des ateliers sortent encore des pièces exceptionnelles. Une réputation qui leur impose de s’astreindre aux règles de la haute société viennoise. L’arrivée dans la famille de la trop belle Henriette Stein – d’origine juive qui plus est – sème le trouble. La jeune femme plonge dans le tourbillon de fêtes et de création qui s’empare de la ville en cette fin de siècle. Un tourbillon où l’on percevra bientôt les fêlures du rêve austro-hongrois : le suicide du prince héritier, l’assassinat de l’archiduc suivi de la guerre de 14-18, l’essor du mouvement ouvrier, la montée du
nazisme… Le destin mouvementé de la famille Alt suivra les soubresauts de l’Histoire dans un roman comparé par la critique aux Buddenbrook de Thomas Mann et à La Famille Karnovski d’Israël Joshua Singer.
Mon avis : j’ai adoré ce livre, j’aurais voulu qu’il ne finisse pas. Le fil du récit et l’évolution des personnages suivent la grande Histoire, du suicide de Rodolphe à Mayerling à l’échec d’Adolph Hitler au concours d’entrée aux Beaux-Arts, de la fin de l’Empire austro-hongrois avec la première guerre mondiale et l’arrivée des sociaux-démocrates en 1918 avec les débats sur l’avenir de l’Autriche – rattachement à l’Allemagne ou maintien d’un empire multiethnique sous leur domination. Enfin la montée de l’austrofascisme, avec le catholicisme pour composante essentielle et la situation politique chaotique dans les années 30, est un terreau de choix pour créer des personnages et des situations romanesques aux côtés du chancelier Dolfuß et de tous les ennemis de l’Autriche, les Nazis et les communistes russes par exemple.
Le Sacher (célèbre café de Vienne, j’y suis allée…) était resté semblable à lui-même. La révolution, la faim, la misère et la haine ne semblaient pas avoir de prise sur les oblongues salles rouges et feutrées, où tenaient à peine plus de trente tables, et où les serveurs officiaient avec une dignité de chanoines. Au mur y était toujours accroché, intact, le portrait de François-Joseph par Koch qui avait souvent contemplé sévèrement les agapes des archiducs de sa maison à présent bannie. Irréductiblement dévouée à la maison impériale, Madame Anna Sacher recevait toujours ses clients à la manière de patriarche. La chevelure, édifiée en tour à la mode des années 1880, le front orné de bouclettes frisées au fer, le cou ceint d’un haut collier de chien, traînant sa longue jupe et un cigare incandescent à la main, elle saluait comme autrefois ses clients favoris. (…) Elle considérait manifestement que l’officier en uniforme italien devait faire l’objet d’une attention particulière. En tout cas, elle fit signe à Jean, le premier garçon, de lui attribuer la table d’angle réservée par quelqu’un d’autre. « Quand le conseiller national arrivera, vous le mettrez dans le salon de chasse », dit-elle dédaigneusement. Au cours de sa carrière, elle avait traité tant de députés réactionnaires « des royaumes et pays réunis dans le Reichsrat autrichien », qu’elle ne pouvait se résoudre de bon cœur à leur succession démocratique, cette Assemblée nationale au nom si bref et si terne. Elle venait justement d’exposer au professeur Stein, un de ses habitués, combien cette manie qu’avait les socialistes de changer tous les noms qui évoquaient le passé lui semblait sotte. (…) Le Burgring s’appelait maintenant « Ring du 12 novembre » – comme si on avait besoin de cela pour se souvenir de l’horrible journée de la révolution ! Et la Metternichgasse avait été rebaptisée Jaurèsgasse. D’après on ne sait quel bolchevique ! Ces ânes s’imaginaient que changer les noms suffisaient à effacer toute une tradition. Le professeur Stein avait vainement tenté de glisser quelques mots en faveur de la démocratie et de corriger l’idée qu’elle se faisait de Jaurès. (…)
Pourquoi les sagas familiales viennoises sont-elles si vivantes et si somptueuses ? Sans doute parce que c’est fréquemment là que s’écrit l’histoire de l’Europe et parce que dans ce style classique si caractéristique de la Mitteleuropa on y trouve une finesse d’analyse des faits historiques et sociaux qui amènent à des personnages romanesques complexes. Les craquements et les fêlures de l’Autriche s’incarnent dans diverses figures : Christoph Alt, le fondateur au 18e siècle d’une fabrique de pianos. Otto son fils, Franz son petits-fils, le premier est conservateur et le deuxième est son contraire. Franz introduit dans la maison familiale Henriette Stein, baptisée mais née d’une mère juive, femme indépendante et volage qui va donner naissance à Hans le principal personnage du roman, il n’a aucune envie de reprendre la direction de l’entreprise et s’éprend de Selma une actrice de théâtre, choc des mondes… Son expérience de la guerre de 14/18, prolongée par des atrocités durant sa captivité en Russie va intensifier son incompréhension de sa famille qui continue à vivre comme si rien n’avait changé depuis la splendeur de l’empire des Habsbourg. Ils ne veulent pas voir le désastre approcher.
Pour résumer : je vous recommande cette saga magnifique, pourquoi ne pas l’offrir sous le sapin ?
Et pour en savoir plus sur l’histoire de l’Autriche très méconnue en France (elle ne se résume pas à l’Anschluss ou à l’arrivée du FPÖ au pouvoir) je vous conseille : Paul Pasteur l’Histoire de l’Autriche 18e – 20e siècles – éditions Armand Colin ou Hélène de Lauzun – Histoire de l’Autriche – éditions Perrin. Et si vous en voulez encore plus Jean Bérenger avec sa kolossale Histoire de l’Empire des Habsbourg (1273-1918) – éditions Fayard.



